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Tueuses, Geneviève Morel

Tueuses

Du crime au féminin : clinique, faits divers et thrillers

Les femmes tuent beaucoup moins qu’elles ne sont tuées : en France, en 2022, alors qu’elles étaient victimes de 81 % des morts violentes au sein du couple, 84% des auteurs étaient masculins. Les femmes tuent donc près de six fois moins que les hommes.

Or, on s’est beaucoup interrogé sur les meurtres des femmes par des hommes. Diverses études ont tenté d’expliquer ces meurtres de femmes au sein du couple – qualifiés par la loi italienne de « féminicides » en 2013 – par « la perte de pouvoir et de statut, surtout dans le cadre d’une séparation », « la violence de genre » et « la domination masculine ». On constate aussi une durable incapacité politique à protéger les femmes de l’agression des hommes.

Mais qu’en est-il du phénomène, donc fortement minoritaire, des meurtres commis par des femmes au sein de leur famille : conjoint, amant, enfants ? Des sociologues et des féministes se sont penchés sur ce phénomène.

Au 19ème siècle, des conceptions misogynes comme celles de Lombroso répartissaient les vices : le crime aux hommes, la prostitution aux femmes. La moindre proportion de tueuses était attribuée à un supposé caractère féminin, naturellement doux et maternel. Durkheim en prend le contrepied en 1897 : le fait que les femmes tuent et se suicident moins que les hommes ne repose sur aucune différence physiologique, mais sur leur moindre participation à la vie collective. Une meilleure intégration sociale, par le travail notamment, aurait dû changer cet état de fait. Or, on le sait, il n’en a rien été.

Des féministes ont imaginé que le progrès vers l’égalité des sexes inclurait une violence également partagée, ce qui gonflerait les statistiques des tueuses. Mais l’évolution vers une plus grande égalité sociale n’a pas fait croître les chiffres de la criminalité féminine, stables depuis 2008. Comme le résume le juriste Robert Cario : « Les femmes résistent au crime. »

Pourquoi donc ?

J’aborde cette question sous un angle double, clinique et cinématographique, grâce à onze femmes meurtrières d’un proche (conjoint, amant, enfant), dont le cas résonne avec l’histoire d’une héroïne de thriller – la fiction cinématographique fonctionnant ici comme un producteur de vérité sur le crime.

Psychanalyste, j’ai eu la possibilité de rencontrer ces femmes meurtrières avec d’autres, hommes ou femmes, au sein d’une UHSA (Unité hospitalière spécialement aménagée). Tous étaient d’accord pour avoir des entretiens libres et indépendants de toute instance judiciaire. J’ai donc pu me poser la question du rapport du crime au genre : y a-t-il quelque chose qui relève du genre dans le crime, et, si oui, quoi ?

Lorsque je juxtapose films et cas dans mon livre, la vérité de la parole de l’autrice d’un meurtre s’éclaire du rapprochement avec la fiction cinématographique, tandis que le réel cerné par les entretiens psychanalytiques résonne avec la part extime du personnage de criminelle livré par le cinéaste.

Dans les onze cas de ce livre, le crime « au féminin », la part genrée du crime, s’avère avoir des caractéristiques précises : le rapport à la parole, à la promesse non tenue, aux « grands mots » bafoués de l’amour y joue une place subtile et prépondérante, bien davantage que chez les hommes, davantage portés à la possession sexuelle. Et pour faire exister un couple idéal ou une famille de rêve, certaines sont prêtes à tous les sacrifices y compris de leurs proches ou de leur vie. On verra aussi les modalités féminines de la vengeance, de la complicité à deux, de la croyance, de l’importance de la filiation, de l’inceste.

Le rapport ravageant des tueuses à leurs mères peut être la clef de la raison pour laquelle leurs enfants ont incarné le mal suprême à leurs yeux ; il joue souvent un rôle éminent dans ce qui les a conduites au pire. Et on ne compte pas pour rien les pères, excessifs ou absents.

Juste un exemple, développé dans le premier chapitre – intitulé « Mot » -, de la sensibilité du rapport des femmes aux mots, issue de leur relation spécifique à la vérité et à l’amour. Les mots comptent parfois plus que les actes. Ainsi, des insultes à une petite fille peuvent entraîner chez l’adulte qu’elle est devenue le meurtre de son partenaire, qui a repris ce « grand mot » ou ce « gros mot » auquel elle n’avait pas pu, pas su, objecter. Cette fois, elle utilisera un mot-couteau pour répondre.

Geneviève Morel est psychanalyste à Paris et à Lille. Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de l’université (mathématiques), docteur en psychologie et psychopathologie (Paris 7), elle est membre du Collège des psychanalystes d’ALEPH (CP-ALEPH) et rédactrice en chef de Savoirs et clinique. Revue de psychanalyse (érès). Elle anime un ciné-club « Crime et folie » au cinéma Les 3 Luxembourg à Paris.

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